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Le suicide, fléau du monde agricole

Dernière mise à jour : 19 avr. 2023


Cette semaine, j'ai traité un thème beaucoup moins joyeux que d'habitude dans le Podcast : le suicide paysan.

J'ai eu la chance de recevoir Karoll Petit, photographe de la région d'Angers, pour discuter de ce sujet tabou pendant bien trop d'années.

photo karoll Petit suicide agriculteurs

Le travail de Karoll sur le suicide paysan

Karoll travaille sur ce sujet depuis maintenant plus de deux ans. Elle part à la rencontre des familles touchées par cette tragédie pour recueillir leurs témoignages et prendre en photo une chaise vide à l'endroit où l'agriculteur passait le plus de temps. Vous pouvez trouver ses œuvres ici.

En complément de ce travail, Karoll rencontre également des agriculteurs qui ont failli passer à l'acte mais qui en sont revenus, pour ici encore relater leur histoire et les prendre en photo à l'endroit fétiche de leur exploitation.


Karoll a rencontré 12 familles et compte poursuivre son travail. Elle est d'ailleurs toujours à la recherche de témoignages (si certains veulent contacter Karoll dans ce cadre, vous pouvez le faire ici).

Son travail est saisissant. Sur cette chaise vide au milieu de la ferme, il manque quelqu'un. L'agriculteur manque à sa famille bien sûr, mais il manque aussi à la société et particulièrement à nous, consommateurs. Les agriculteurs ne représentent plus que 3% de la population. Seuls 3% d'entre nous travaillent à nourrir toute la tribu. Et il semble qu'une partie de cette population souffre d'un malaise profond. Comment en est-on arrivé là ? Quelle est l'ampleur de ce phénomène ? Quelles sont les raisons qui poussent nos agriculteurs à commettre l'irréparable ? Je vous partage ici quelques éléments de réponses que j'ai pu trouver lors de mes recherches pour préparer l'interview et en échangeant avec Karoll lors de notre discussion sur le Podcast. Merci également à France Agricole qui a mis à ma disposition leur dossier très complet sur le sujet que je vous conseille vivement de consulter.


Deux agriculteurs se suicident chaque jour

photo karoll petit suicide agriculteur

Selon les chiffres de la MSA, ce sont près de deux agriculteurs qui se suicident chaque jour ! On a en effet décompté en 2015 (chiffres les plus récents) 605 décès (dont 372 chefs d'exploitation et 233 salariés agricoles). Ainsi, les chef d'exploitations ont 12% de probabilité en plus de se suicider que les autres professions alors que ce chiffre s'élève jusqu'à 18% pour les salariés agricoles.

Selon l'étude de Santé Publique France, si on devait tirer un profil type des personnes les plus touchées par ce phénomène, il s'agirait :

  • D'un homme : les hommes sont quatre fois plus nombreux à se suicider que les femmes

  • D'un âge plutôt avancé : le point culminant est à 65 ans

  • Qui travaille sur une exploitation de moins de 50 hectares : ils ont alors 1,5 fois plus de probabilité de commettre l'irréparable que des agriculteurs de surfaces de plus de 200 hectares

  • Qui est Célibataire : ici aussi les célibataires ont 1,5 fois plus de probabilité de se suicider

  • Et qui travaille sur un élevage bovin : que ce soit pour produire du lait, de la viande ou pour faire de la polyculture-élevage.

Les raisons de ces drames

karoll petit photo suicide paysan

Le suicide est un phénomène complexe et si personnel et propre à chacun qu'il est difficile d'en dégager des raisons types.

L'une des premières raisons qui semble pesait sur la profession d'agriculteur est le manque de revenus qui peut conduire au surendettement. En 2017, selon l'INSEE, l'endettement moyen était de 190 000€ par exploitation. 30% de ces dernières sont même endettées à plus de 300 000€. La moyenne chez les éleveurs de porc est par exemple à 450 000€. Sur l'ensemble des exploitations, on enregistre un taux d'endettement moyen de 43%. Comme nous l'explique Karoll sur le Podcasts, ces dettes sont liées à des charges fixes très élevées. A titre d'exemple, un tracteur coûte entre 30 000€ et 120 000€ , un robot de traite atteint 150 000€. Pour une moissonneuse batteuse, c'est environ 230 000€ qu'il faut débourser ! S'ajoute à ça les investissements pour respecter les nouvelles normes européennes : il peut s'agir de la rénovation d'un bâtiment dans son ensemble ou la pause de clôtures spéciales sur l'ensemble de l'exploitation pour protéger des bêtes sauvages par exemple. Ces charges fixes sont à mettre au regard d'un salaire parfois dérisoire : le salaire moyen mensuel d'un agriculteur s'élève aux alentours de 1300€. Pour un éleveur, il se situe autour de 650€ par mois. Au vu des heures de travail effectuées, c'est bien mal rémunéré. D'autant plus que les agriculteurs ne maitrisent souvent pas le prix de vente de leur produits, ces derniers étant indexés sur le prix de cours européens ou mondiaux. L'agriculteur se retrouve donc à produire mais ne saura qu'au moment de la vente combien il percevra, sans avoir la possibilité de négocier quoique ce soit. Comme nous l'explique Karoll, il suffit alors d'un grain de sable pour faire dérailler la machine : la hausse du coup de l'aliment pour les animaux ou la chute du cours du blé et c'est alors toute l'économie de l'exploitation qui est en péril.


Par ailleurs, Nicolas Deffontaines, sociologue et chercheur à l'université du Havre, auteur de l'étude "Le sur taux de suicide des agriculteurs, un fait ancien et complexe" a pu se pencher sur la question et en tirer des enseignements. Il en retire quatre principales causes :

  • L'imbrication famille - travail : cette raison touche principalement les jeunes qui rejoignent l'exploitation. Le néo-agriculteur rejoint souvent l'organisation familiale avec tous les avantages et les inconvénients que cela implique. A l'heure de l'indépendance et de l'autonomie, il est plus difficile pour tous de travailler en famille. Pourtant, l'agriculture est souvent organisée sur des bases familiales. Si on souhaite maintenir un bon rythme de travail, on a par exemple besoin de ses parents pour garder les enfants ou pour profiter d'un coup de main sur la ferme. Cela représente parfois un contexte compliqué et difficile à assumer.

  • Le refus de l'héritage : cette raison touche plutôt les anciennes générations. L'agriculteur peut se retrouver confronter à deux cas : - Le cas de sa descendance qui ne souhaite pas reprendre l'exploitation : c'est alors la fin du projet familial qui dure parfois depuis des générations et la perte du travail et de l'engagement de toute une vie. - Le cas de sa descendance qui reprend l'exploitation mais à sa manière, en la modernisant et en mettant en place de nouvelles méthodes de travail. Cela peut alors créer de fortes tensions, le père étant perdu dans cette nouvelle organisation.

  • L'isolement social : cela concerne essentiellement les agriculteurs de petites exploitations qu'on ne retrouve pas dans les syndicats, les CUMA (coopérative d'agriculteurs qui permet de mettre en commun tout ce qui est possible de l'être, comme le matériel par exemple) ou les chambres d'agriculture. Les veufs, divorcés et célibataires sont dans ce cas-là particulièrement exposés. Souvent, ces agriculteurs sont en plus confrontés à un drame qui marque un avant et un après : une grosse perte matérielle, la perte d'un enfant ou une maladie chronique par exemple.

  • La crise agricole : ici cela touche essentiellement les agriculteurs qui ont des moyennes et grandes exploitations qui tournent bien et demandent un fort investissement financier et humain. Un jour la crise vient ébranler tout ça et rend l'exploitation non viable impliquant parfois de forts taux d'endettement.

Au-delà de ces grandes raisons, on note également d'autres facteurs qui viennent impacter le moral des agriculteurs. On peut notamment citer :

  • Le manque de reconnaissance du grand public : nous avons quitté les campagnes pour rejoindre les villes. On accordait jusqu'à présent peu d'importance aux agriculteurs (j'emploie le passé car je trouve que les choses sont en train de doucement changer avec la crise sanitaire que nous traversons). Cette profession est par ailleurs souvent décriée dans les médias sur des questions environnementales ou de bien-être animal. Quand on travaille dur tous les jours pour un salaire souvent déraisonnablement bas, ce sentiment de rejet peut représenter la goutte d'eau qui fait déborder le vase.

  • Le sens de l'honneur des agriculteurs est très marqué. On peut presque parler d'orgueil paysan. Il reste compliqué pour eux de parler de leurs difficultés et ils peuvent alors arriver au bout de l'impasse sans avoir dit un mot à personne.


Des solutions qui émergent

karoll petit photo suicide paysan

Le sujet est resté longtemps tabou mais les choses sont en train de changer ! Le film d'Edouard Bergeon, "Au nom de la terre", sorti en 2019, a su mettre un coup de projecteur sur le phénomène. Dans l'interview du podcast, Karoll parle de coup de poing pour qualifier ce film. On ne peut pas employer un autre terme lorsqu'on le regarde. Edouard a eu le courage de raconter sa propre histoire et l'enchaînement des évènements qui ont conduit son père au suicide. Un drame mis en lumière pour en éviter d'autres. Suite à cette projection, le député LREM Olivier Damaisin a été missionné par le gouvernement pour étudier le sujet. Il a remis son rapport au ministre de l'agriculture en décembre pour présenter ses recommandations pour lutter contre ce fléau.

La MSA (Mutuelle Sociale Agricole, l'équivalent de la sécurité sociale pour nous, grand public) s'est elle aussi mise en ordre de marche. Karoll nous explique d'ailleurs avoir été contactée par l'organisme. La MSA a ainsi mis en place une ligne téléphonique, nommée Agri'écoute. Ce numéro (09 69 39 29 19), disponible 24/24h, est à la disposition des agriculteurs en détresse ou de proches d'agriculteurs en difficulté qui souhaitent s'adresser à des professionnels pour en parler. Une démarche qui a le mérite d'exister, même si certains dénoncent l'ambivalence de la MSA qui est par ailleurs un créancier puisqu'elle prélève des cotisations aux agriculteurs et a besoin pour son fonctionnement de récupérer son dû, y compris quand l'agriculteur est en difficulté.

Enfin, l'association Solidarité Paysan, œuvre depuis près de trente ans pour aider les agriculteurs. Ce sont ainsi plus de 1000 bénévoles et 80 salariés qui travaillent partout en France pour accompagner les agriculteurs en difficulté économique, social ou psychologique. En cas de soucis, pour contacter la structure de son département, il suffit de trouver l'agence proche de chez vous ici.


J'espère que ce dossier aura pu vous éclairer sur le sujet. Je crois qu'il est important que nous, grand public, nous prenions conscience de la réalité des métiers de l'agriculture pour mieux les soutenir dans notre façon de consommer et d'en notre manière de voir les choses.


A bientôt !


Pour écouter le Podcast de Karoll :




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